Chapitre XIV
Morane se réveilla un peu avant l’aube. Il s’étira et secoua ses membres engourdis par l’humidité et la fraîcheur du matin. Tout, autour de lui, était silence. « Une véritable atmosphère de nécropole, pensa-t-il. Une nécropole pour brontosaures, bien sûr, mais une nécropole quand même… »
Il se leva et, avec soin, inspecta les hauteurs dominant la vallée, s’attendant à y voir se découper la silhouette redoutable du Chipekwe, mais il ne l’aperçut pas.
— Peut-être serait-il temps de remonter là-haut, soliloqua-t-il, et de récupérer ma viande boucanée, si toutefois les bêtes de proie en ont laissé quelque chose. Al, miss Hetzel et M’Booli doivent commencer à sérieusement s’inquiéter…
Cependant, la possibilité de rencontrer à nouveau le Chipekwe, animal sans doute exclusivement nocturne comme la plupart des carnassiers, ne l’enchantait qu’à demi, et il préféra attendre le lever du jour. Pendant ce temps, il en profiterait pour jeter un coup d’œil à travers la vallée dont le caractère insolite attisait sa curiosité.
Récupérant sa carabine, Morane se mit à avancer entre les squelettes gigantesques. Ce cimetière antédiluvien se révélait d’une extrême richesse. La plupart des ossements qu’il renfermait avait appartenu à des Brontosaures, mais Bob possédait néanmoins suffisamment de connaissances en paléontologie pour y discerner d’autres espèces. Cet énorme crâne par exemple, aux mâchoires duquel adhéraient encore des dents pareilles à des cimeterres, ne pouvait avoir appartenu qu’au tyrannosaure, cette extraordinaire machine à tuer créée par la nature à une période de son évolution où le gigantisme était une loi presque générale.
« Miss Hetzel ne se trompait guère, songea Bob. La découverte de cette vallée peut effectivement laver la mémoire de son père. Jusqu’ici, le tyrannosaure avait été considéré comme un animal uniquement américain, et voilà que je contemple ses restes, ici en Afrique, tout comme le professeur Hetzel en a ramené jadis des ossements de brachyosaure… »
Continuant sa route, Morane parvint à l’autre extrémité de la vallée, en réalité une large faille fermée à ses deux extrémités, où les murailles se rejoignaient en angles aigus. Comme les premières lueurs du jour commençaient à chasser les ténèbres, Bob se prépara à retourner sur ses pas, en songeant qu’il pourrait revenir là plus tard, avec ses trois compagnons. Pour l’instant, le danger des Hommes-Léopards semblait écarté et puisque, de toute façon, il fallait continuer à marcher vers le nord, autant valait passer par cet endroit.
Morane allait rebrousser chemin quand, soudain, la lumière du jour envahit la vallée, en éclairant l’extrémité la plus proche, où semblait s’amorcer un étroit défilé dont l’entrée se trouvait encore dans l’ombre quelques instants auparavant.
Alors, Bob se souvint du journal de Porker, ce géologue américain qui, en compagnie de Sam Cutter, avait été le premier blanc à accéder à cette vallée perdue. « C’est au fond de cette vallée, que je baptisai aussitôt du nom de « Vallée des Brontosaures », disait le journal, que nous découvrîmes l’entrée d’un étroit défilé… » Cette partie du texte s’arrêtait là, coupée net par la voracité des termites.
Il n’en fallait guère plus pour qu’une fois encore la curiosité du Français ne soit éveillée. Résolument, il s’avança vers l’entrée du défilé et y pénétra. Tout d’abord, il n’y discerna guère grand-chose ; puis, le jour envahit à son tour le défilé et Bob put y avancer sans crainte de choir dans quelque précipice.
À vrai dire, le défilé en question s’étendait sur une centaine de mètres à peine. Au fond, une grotte peu profonde creusait le roc. Devant cette grotte, l’on pouvait reconnaître les restes d’un mur de pierre maintenant aux trois quarts éboulé.
Toujours poussé par son incurable curiosité, Bob jeta un rapide coup d’œil à l’intérieur de la grotte et ne put réprimer un léger haut-le-corps. Un squelette humain gisait là, entouré de différents objets, telles une vieille Winchester mangée par la rouille, quelques boîtes de cartouches et une petite cantine en tôle plombée de type colonial. Le squelette devait être celui d’un homme blanc, car il portait encore de vieilles bottes aux trois quarts rongées par les insectes.
De tous les objets, la cantine était, par sa composition même, demeurée seule intacte. Bob pénétra dans la grotte et, doucement, en souleva le couvercle. La petite malle était à moitié remplie de diamants, la plupart encore entourés de leur gangue épaisse.
Malgré le respect qu’il devait à ces restes humains allongés sur le sol nu de l’excavation, Morane ne put réprimer un léger sifflement d’admiration.
— Mazette, un joli paquet ! Quand tout sera décortiqué, cela diminuera de volume mais, malgré tout, cela représentera encore pas mal d’argent, et je commence à comprendre pourquoi Peter Bald et Brownsky voulaient à tout prix venir jusqu’ici. Beaucoup d’hommes tueraient pour s’approprier un tel magot…
En plus des diamants, la cantine contenait une trousse de pharmacie en aluminium. Bob l’ouvrit, mais elle renfermait seulement des bouteilles et des tubes vides. Un flacon, jadis plein sans doute de cachets de quinine, attira cependant l’attention de Morane, car une feuille de papier semblait être roulée à l’intérieur. Rapidement, Bob dévissa le bouchon et plongea les doigts dans le flacon. Il en tira la feuille de papier et la déplia, pour s’apercevoir aussitôt qu’elle était couverte d’une écriture tremblée. Avidement, Morane se mit à lire :
« Avril 1937. Mon nom est Herbert Greene, de Londres. Les diamants contenus dans cette cantine ont été découverts par moi à quelques journées de marche d’ici, après plus de deux ans de recherches. Après avoir extrait ces pierres, je comptais regagner Londres, où j’ai laissé une femme et deux enfants, dans une situation proche de la pauvreté. Pourtant, les Bakubis m’ont attaqué et ont tué mes porteurs. Blessé moi-même, j’ai pu, à la faveur de la nuit, réussir à descendre dans cette vallée sans être repéré par les Bakubis, et je me suis traîné jusqu’ici. À présent, ma blessure s’est envenimée et la fièvre me mine. C’est à peine si je puis encore me traîner. Ces diamants, que je rêvais d’arracher à la terre pour procurer à ma famille une existence décente, exempte de tout souci, ne serviront peut-être à personne. Pourtant, si je meurs, et si quelqu’un découvre un jour les diamants, je lui demande, s’il est digne du nom d’homme, de les remettre à ma veuve. Pour l’amour du Ciel, pensez à mes enfants, faites que ma mort ne soit pas inutile. Ma femme habite 96, Marble Street, à Londres… »
Ému, Morane se tourna vers les restes d’Herbert Greene.
— Pauvre diable, fit-il à haute voix. Sois sûr que ton sacrifice n’aura pas été vain… si moi-même je m’en tire. Ta femme et tes enfants profiteront de ces diamants, ou je n’oserai plus jamais me regarder dans une glace…
C’est alors que, derrière Bob, quelqu’un parla.
— Vous vous trompez, Monsieur Morane. Les diamants seront à moi, et à personne d’autre…
Bob sursauta violemment et se retourna, pour se trouver nez à nez avec Peter Bald, qui braquait un revolver dans sa direction.
*
* *
— J’ai erré plusieurs jours avant de découvrir cette satanée vallée, expliquait Peter Bald avec un mauvais sourire, et j’y suis parvenu hier seulement, fort tard dans l’après-midi, peu avant vous sans doute car, d’en bas, j’ai aperçu le feu allumé par vous là-haut, sur la corniche. Ce matin, quand vous avez traversé la vallée, j’étais dissimulé dans une anfractuosité de rocher. Vous êtes passé près de moi sans me voir. Je vous ai suivi, et voilà…
Sans répondre, Morane se contenta de jeter un bref regard en direction de sa carabine, mais celle-ci se trouvait à près de deux mètres de lui et, avant qu’il ait pu l’atteindre, le forban lui aurait immanquablement logé une balle dans la tête.
— J’espérais que le Chipekwe vous aurait dévoré, Peter Bald, dit Morane avec un sourire méprisant, ou que vous vous soyez enlisé dans un marais. C’est votre faute si tout ceci est arrivé, si Chest et Brownsky sont morts et si miss Hetzel, Al, M’Booli et moi sommes dans le pétrin jusqu’au cou. Vous méritez un châtiment exemplaire…
Le rire sinistre de Peter Bald retentit.
— Vous êtes mal placé pour me maudire, Monsieur Morane. Ces diamants sont à moi à présent. Comme châtiment, avouez…
— Comment les emporterez-vous ? trancha Bob. Si vous vous en chargez, vous ne pourrez guère emporter de vivres, et le gibier manque dans la région, vous avez dû le remarquer…
Dédaigneusement, le trafiquant haussa les épaules.
— Quand j’aurai dépouillé ces pierres de leur gangue, elles pèseront beaucoup moins lourd et prendront moins de place. Cela sera un long travail mais, avec de la patience, je m’en tirerai. Ensuite, il ne me restera plus qu’à regagner la civilisation et la belle vie commencera pour moi…
Mais Morane secoua la tête.
— Pas si vite, fit-il. Avant de regagner la civilisation, il vous faudra surmonter pas mal d’obstacles. Il y a les fauves… et les Hommes-Léopards, n’oubliez pas…
— Je n’oublie rien, rassurez-vous. Jusqu’ici, j’ai échappé aux fauves… et aux Hommes-Léopards. Avec de la chance, je continuerai à leur échapper…
Du canon de son revolver, Peter Bald désigna les diamants.
— Ces jolis petits cailloux valent bien que l’on fasse un peu d’effort pour les conquérir… et les conserver.
Morane comprenait qu’il fallait avant tout gagner du temps, attendre le moment où une distraction de Peter Bald lui permettrait de se précipiter sur lui et de le désarmer.
— Bien sûr, fit-il, vous avez échappé aux Hommes-Léopards, mais guère sans aide. Si vous retombez entre leurs mains, je ne serai plus là pour vous en tirer…
Cette fois, Peter Bald, qui, durant toute la conversation, n’avait cessé de ricaner, éclata franchement de rire.
— Vous ne serez plus là de toute façon, Monsieur Morane. Vous êtes un personnage trop encombrant pour que je coure le risque de vous laisser en vie.
Le visage du scélérat se durcit soudain et le canon du revolver s’abaissa. Comme mû par un ressort, Morane bondit en avant à l’instant précis où le coup partait. Il sentit contre sa joue le souffle de la poudre brûlante mais, déjà, il avait saisi Bald à bras-le-corps et s’efforçait de le renverser. Le trafiquant étouffa un juron et dirigea son arme vers la tempe de Morane. Celui-ci agrippa d’une main le poignet de son adversaire et tenta d’écarter le revolver, mais Bald possédait une force peu commune et résistait à la poussée. Comme le canon de l’arme se braquait à nouveau vers lui, Morane tenta à présent de le détourner à l’aide de ses deux mains, mais le genou de Bald le frappa en pleine poitrine avec une violence inouïe et le rejeta sur le dos. Quand il voulut se redresser, Peter Bald avait reculé de quelques pas.
— Vous avez raté votre coup, Monsieur Morane, dit-il d’une voix triomphante, et rien ne m’empêchera plus à présent d’en finir avec vous…
— Les coups de feu alerteront mes amis. Ils viendront jusqu’ici et vous trouveront avant que vous n’ayez fini de dépouiller les diamants de leur gangue…
Peter Bald haussa les épaules.
— À cette distance, ils ne pourront sans doute pas reconnaître la détonation d’un revolver. Ils croiront que vous chassez… De toute façon, j’ai votre carabine et, s’ils viennent jusqu’ici, je n’aurai aucune peine à les surprendre et à les abattre l’un après l’autre… Non, Monsieur Morane, cette fois il n’y a plus d’espoir. Vous avez définitivement fini de jouer…
Bob savait qu’il n’y avait plus rien à tenter. Tout allait se terminer là et personne, à part Peter Bald, n’aurait connaissance de son sort. Le canon du revolver se relevait de façon menaçante, quand soudain, Peter Bald eut un léger sursaut, son visage se crispa et il tomba en avant, les bras en croix.
Dans son dos, une longue flèche noire empennée de plumes noires était plantée.